Pelerinage par Claire Joyes

« Le vent de l’histoire a ses facéties. Situé aux portes de Vernon, port de commerce autrefois important, Giverny qui est un très ancien village vivant aux rythmes immémoriaux de la vie des champs, ne semble en rien voué à un destin glorieux.

Au fil des siècles, tout a lieu tout près, un peu plus loin, mais il n’est jamais au cœur de l’événement. Ni explorateur, ni saint martyre, ni inventeur, ni général victorieux n’a sévi, c’est un artiste qui le sort de son anonymat. Monet y vivra précisément la moitié de son existence. Il choisit Giverny pour fuir le monde et c’est le monde qui le rattrape. C’en est fini de la torpeur et du temps immobile.

Le style de société drainé par sa présence, ses amis venant de partout ne crée pas d’agitation ; c’est la rumeur couvant dans les académies de peinture de Paris et à l’école des Beaux Arts qui feront de ce village un endroit à la mode, assailli par des hordes d’artistes surtout américains qui sont à la recherche d’un enseignement auprès de Monet qui ne veut pas de disciples.

L’auberge accueillera Mary Cassatt et Cézanne, amis de Monet, et d’autres prestigieux curieux comme le père de Calder ou Berenson. Des vagues de gens de tous les mondes, d’Isadora Duncan à Maurice Sachs et Aragon louent des maisons.

Les conflits mondiaux mettent fin à cette effervescence. Le monde vieillit et les gens avec lui. Monet disparu, son fils Michel, ses beaux-enfants, Blanche puis Jean-Pierre Hoschedé perpétuent sa mémoire. En 1960, avec la disparition de Jean Pierre Hoschedé, survient très vite la difficulté d’entretenir la propriété à distance.

En février 1966, comme chaque mois, Michel Monet quitte son éblouissant jardin traversé par l’Eure à Sorel-Moussel et vient régler les problèmes d’intendance de la maison paternelle.
Après avoir pris le thé avec Germaine Hoschedé-Salerou, sa demi-sœur, lui qui avait été parmi les premiers à traverser le Sahara en voiture, reprend la route et se tue à Vernon, il a 88ans.

Il avait pris conseil auprès d’André Malraux. Par testament il lègue la propriété de Giverny à l’Académie des Beaux Arts de l’Institut de France. Les tableaux de son père, très logiquement, rejoignent ceux légués par ses amis et mécènes Dunop de Monchy, Georges de Bellio, au Musée Marmottan.

A Giverny, toutes les huisseries, les ponts du bassin ont été repeints, hélas la maison et les ateliers souffrent de l’humidité, ; le Clos Normand et le Bassin sont entretenus au minimum, les pelouses tondues, mais le jardin de Monet n’est plus. Une restauration importante s’impose. Il faut lever des fonds et beaucoup.

Dans les 1970, il est grand temps de consigner les souvenirs des gens qui ont connu les lieux dans leur gloire. Jean-Marie Toulgouat, arrière petit-fils d’Alice Monet aidé par un ami américain, peintre de l’Ecole de New York, font les relevés des jardins, travaillent avec leur décimètre.

Puis les listes de plantes, saison par saison, sont établies sous la houlette de James Butler, fils de Suzanne Hoschedé-Butler, la « Femme à l’Ombrelle », Butler est botaniste et japonisant : la recherche est passionnante = noter ses souvenirs, étudier ses dessins, puis glaner les souvenirs de Mr Devillers, avoir accès aux archives iconographiques grâce à l’aide généreuse et efficace de Messieurs Le Flour et Fuchs de chez Truffaut.

La grand chance de cette maison est d’avoir été confiée à Mr. Gérald Van der Kemp, de l’Institut. Il est à Versailles, il prend Giverny. Il aime réellement les fleurs, les jardins et… composer des bouquets. Il troque volontiers les exigences de la vie urbaine, cosmopolite et trépidante d’un « ambassadeur culturel » pour le calme d’une bibliothèque à la campagne. On le verra souvent, le soir, assis sur un banc du jardin, deviser avec le chef-jardinier : contrepoint à cette course à l’argent.

Evidemment, les recherches lui ont été offertes, nourri de l’exigence de Versailles, Mr Van der Kemp se munit d’un bâton de pèlerin : multiples allers-retours Etats-Unis/Paris, dîners de bienfaisance, tout est mis en œuvre pour convaincre les donateurs. Ils seront généreux et nombreux.

Epaulé par son épouse américaine, Florence, à qui il faut rendre un vibrant hommage, Mme Gérald Van der Kemp a eu l’idée de génie d’obtenir de l’Administration de son pays, la déduction d’impôts pour toute somme versée par un citoyen américain pour la restauration de Versailles, à laquelle elle ajoute Giverny, créant et présidant ainsi la Giverny-Versailles Foundation qui drainera un argent colossal à la mesure de son manque abyssal.

Grâce à quoi, inconnus, célébrités, amateurs d’art, amis des jardins, le monde entier se presse et accomplit selon le mot du Duc de Trévise : « le pèlerinage à Giverny »