';
Interviews

Hugues Gall

Membre de l’Académie des beaux-arts depuis décembre 2002, l’ex-directeur de l’Opéra national de Paris, M. Hugues R. Gall, dirige depuis le 26 mars 2008 la Fondation Monet. Rencontre avec le gardien du temple impressionniste…


Vous répétez souvent que vous n’êtes ni horticulteur, ni historien d’art. L’Académie des beaux-arts -propriétaire de la Fondation Monet depuis 1966, NDLR– vous a néanmoins confié les clés du royaume !  Votre exemplaire C.V d’homme de culture n’y est-il pas pour quelque chose ?

Madame Van der Kemp avait été nommée conservateur, fin 2001, de la Fondation Monet après le décès de son époux Gérald. Lorsqu’elle est décédée en février 2008,  je siégeais depuis six ans à l’Académie. Le Secrétaire perpétuel, à l’époque Mr Arnaud d’Hauterives, m’a demandé si le poste m’intéressait… et j’ai dit oui !  Alors bien sûr, je ne suis pas un spécialiste des jardins. Je ne suis pas non plus peintre, ni historien d’art… mais j’en sais suffisamment long ! J’ai dirigé le Grand Théâtre de Genève (1980-1995) et l’Opéra national de Paris (1995-2004) et je n’étais ni chanteur, ni compositeur ! Il faut un peu de bon sens et un minimum de culture. Aussi ne me suis-je pas senti totalement illégitime à la Fondation Monet.

Etiez-vous un habitué des lieux avant d’en prendre la direction ?

Je n’avais pas assisté, en juin 1980, à l’ouverture au public puisque j’étais à Genève. Mais je n’ignorais pas que les Van der Kemp rouvraient Giverny ! Je me suis ensuite rendu, régulièrement, aux déjeuners organisés, la veille de l’ouverture, par Florence Van der Kemp. Elle y conviait, chaque année, entre cent cinquante et deux cents personnes pour, notamment, remercier les mécènes américains.   

Vous avez donc pu, alors que vous n’imaginiez pas diriger un jour la Fondation, échanger avec Gérald Van der Kemp, celui qui a ressuscité le domaine ?

Pas vraiment. Je l’ai un peu connu lorsqu’il était conservateur en chef du château de Versailles et que je dirigeais moi-même l’Opéra de Paris. Mais je n’avais pas, professionnellement, à faire à lui directement. Lorsqu’il est décédé en 2001, je n’imaginais pas, en effet, que je lui succèderai sept ans plus tard ! J’ai, par contre, d’avantage échangé avec sa femme sur leur titanesque travail givernois. J’avais de bons rapports avec elle.

Est-il exact que, autre curieuse coïncidence, vous portez l’habit d’académicien de Gérald Van der Kemp ?

Tout à fait ! Après mon élection, j’ai eu le choix entre me faire confectionner un habit ou revêtir l’un de ceux laissés à disposition par les veuves des académiciens, comme le veut la tradition. On m’a signalé que l’habit de Gérald Van der Kemp était là. Sa veuve l’a su et m’a autorisé à le revêtir. Il a juste fallu l’ajuster un peu. Mais quel symbole !   

Quel était, en 2008, l’état de santé de la Fondation Monet ?

J’ai trouvé une situation très saine ! Quand Mr Van der Kemp a été désigné en 1977, le Clos Normand était dans un état lamentable. Le jardin d’eau n’était plus qu’une mare à canards sans nymphéas. Et la maison, n’en parlons pas ! Avec le jardinier Gilbert Vahé, il a abattu un travail considérable. Mais n’oublions pas que les Van der Kemp étaient deux et indissociables : lui, historien d’art, peintre, grand amateur de jardin et certainement jardinier lui même. Elle, femme de tête, très impliquée dans la gestion et le fund raising (Collecte de fonds, NDLR). Car, l’Académie n’ayant pas un sou, c’est surtout le mécénat américain qui a rendu l’entreprise possible ! Des bureaux à l’idée des ateliers d’artistes jusqu’au champ transformé en parking, ils ont mis sur pied un plan avec une vraie et intelligente vision. En 2008, ils avaient déjà dépassé les 400. 000 visiteurs ! L’unique fausse note était la fermeture du lundi. Les visiteurs, qui venaient d’Allemagne ou de Nouvelle Zélande, ne comprenaient pas de trouver porte close ! J’ai donc décidé, très vite, d’ouvrir la Fondation sept jours sur sept et réorganisé le travail des jardiniers en conséquence.

Vous avez choisi, en 2011 et 2013, de reconstituer le salon atelier et la chambre du maître impressionniste en y accrochant des copies. N’avez-vous pas craint qu’on juge cette rénovation trop audacieuse ?

Les Van der Kemp n’avait pas souhaité ou imaginé les reconstituer ainsi. Mais nous ne cherchons à tromper quiconque puisque les copies sont annoncées comme tel ! Et l’atmosphère recréée est, il me semble, assez juste. Pour l’atelier salon, nous disposions de photographies datées des années 1919-1920-1921. Avec l’aide de Sylvie Patin –conservateur général honoraire du patrimoine au musée d’Orsay et Correspondant de l’Institut-, nous avons donc reconstitué les lieux de la manière la plus archéologique possible. A une seule exception : nous n’avons pas pu retrouver le propriétaire d’une toile de la série des Nymphéas qui se trouvait à droite de la grande verrière et n’avons, en conséquence, pas pu la reproduire. Nous avons donc choisi de copier, à la place, «En canot sur l’Epte». Nous avons restauré la méridienne à partir, là aussi, des photos d’époque. Pour l’appartement de Monet, où tout le mobilier est authentique, nous ne disposions pas de photos mais savions, grâce à des témoignages, ce qu’il avait dans sa chambre.

Des fac-similés des estampes japonaises sont accrochés dans la maison. Mais beaucoup ignorent que les originaux sont toujours à Giverny !

Nous sommes toujours, en effet, les propriétaires des originaux qui sont en lieu sûr à la Fondation. Les estampes sont fragiles et la lumière les grignottait peu à peu. Nous avons donc financé les fac- similés et réétudié l’encadrement qui manquait de méticulosité. Ajoutons aussi que nous disposons d’une toile originale de Blanche Hoschedé -«Meule, effet de neige»-, accrochée dans sa chambre, ainsi qu’un Georges Manzana Pissarro (le troisième fils du peintre impressionniste) authentique. Bien sûr, nous n’avons aucune oeuvre originale de Claude Monet. Et Dieu soit loué car sinon, toute l’économie de la Fondation en serait bouleversée car le budget sécurité serait colossal !

La Fondation est une petite entreprise qui s’autofinance. Est-il aisé de maintenir l’équilibre financier sans subventions publiques ?

Si, au début, Mr Van der Kemp avait obtenu un peu d’argent du département de l’Eure, la Fondation ne reçoit plus, en effet, de sous de quiconque ! Les dépenses ne se résument pas au seul achat des plantes et au paiement des salaires des cinquante employés, dont la moitié est en CDI. Il faut entretenir les presque deux hectares de jardin, la maison et les toitures, les serres, les unités de production… Mais, grâce aux recettes (les entrées, la boutique, les produits de fonds placés…) nous avons, grâce à Dieu, un fonds de roulement, un trésor de guerre qui nous permet de voir l’avenir sereinement. Nous ne sommes pas à l’abri d’une mauvaise saison !

Quid du mécénat, notamment américain et grâce auquel la Fondation est née ?

Notre trésor de guerre a, en effet, été amorcé par le mécénat américain mais ce sont désormais les recettes propres de la Fondation qui l’alimentent. Madame Lindsey, la secrétaire générale, demande ponctuellement une aide à Madame Barbara de Portago (Présidente de la Versailles Foundation et fille de Florence Van der Kemp). Ce fut le cas pour toutes les reproductions de tableaux, ou la réparation d’un meuble. C’est bien qu’on garde ce lien. Mais si ce mécénat n’existait pas, on vivrait très bien sans.

Les «grands travaux» ont été bouclés. Auriez-vous, néanmoins, un autre projet qui vous tiendrait à coeur ?

Il n’y a, en effet, plus grand chose à faire dans la maison. On ne peut pas inventer des choses qui n’existaient pas. Il sera toujours possible de corriger des détails si un document historique nous le dicte. Mais on est arrivé au bout du rouleau ! Reste qu’il ne faut pas s’endormir sur ses lauriers et relancer, sans cesse, l’attention du public et des médias sur ce jardin. Ensuite, dans un tout autre registre, il y a en effet un projet qui me tient à coeur. C’est l’ouvrage à venir de Gilbert Vahé, le jardinier historique de la restauration. Son livre est essentiel car il est le recréateur du jardin avec Gérald Van der Kemp !

Gilbert Vahé a, en effet, mobilisé tout son talent pour récréer le jardin tel qu’il était du temps de Monet. Comment, aujourd’hui, jongler entre ce respect historique et les attentes du public qu’il faut satisfaire ?

Nous accueillons, chaque année, quelque 600.000 visiteurs et ils doivent en avoir pour leur argent. Du temps de Monet, il y avait, certainement, des moments où le jardin comptait des espaces vides ou moins de plantes. Sans fausser sa vision, nous devons, nous, éblouir les visiteurs tous les jours. Là est le défi. Mais ce qu’on fait aujourd’hui n’est pas le contraire de ce qu’il voulait ! L’essentiel auquel je tiens, tout comme Monet ou Gérald Van der Kemp y tenaient, c’est que nous produisions nos plantes. Et que nous n’allions pas à Rungis acheter des plantes toutes prêtes ! C’est primordial pour garder le savoir-faire, mais aussi conserver des plantes qui, sans nous, disparaîtraient….

Un nouveau jardinier en chef sera justement nommé en fin de saison. Quel devra être son profil ?

Ce jardin est atypique puisqu’il est l’objet de la vision d’un peintre qui a voulu en faire le sujet essentiel de sa peinture pendant des années. Idéalement, c’était le couple que formaient Gilbert Vahé et Gérald Van der Kemp car ce dernier avait une vraie compétence d’horticulteur ! Le futur jardinier en chef devra, bien évidemment, avoir de solides connaissances techniques. Il devra aussi avoir le sens du travail d’équipe, savoir communiquer mais aussi coordonner le travail des dix jardiniers qui, Dieu soit loué, ont du caractère ! Il devra donc faire montre de beaucoup d’humilité. Il devra aussi et surtout être imprégné de l’histoire du jardin et de la peinture de Monet. Il faut avoir une vision picturale des lieux ! Idéalement, le chef jardinier devrait être un historien de l’art, avec une grande sensibilité artistique. Je tiens d’ailleurs à ce que tous les jardiniers connaissent la peinture de Monet. L’an dernier, je les ai tous expédiés à Londres, où se tenait une grande exposition sur les jardins autour de l’impressionnisme («Painting the Modern Garden – Monet to Matisse»).

Vous même êtes animé d’une passion pour Monet bien antérieure à votre nomination à la tête de la Fondation !

Ma mère et mes ancêtres maternelles étaient de Honfleur, terre impressionniste. Mon arrière grand-père s’appelait Arthur Boudin et il fut le principal de l’ancien collège. Une place porte son nom. Et il connaissait l’autre Boudin, Eugène ! Ma sensibilisation à la peinture impressionniste et à celle de Monet vient de là. Ma mère m’emmenait dans les grandes expositions. Et Monet m’a sauvé la mise lors de l’épreuve de philosophie du baccalauréat en 1958 ! Le sujet était la perception des différences. J’ai illustré une partie de mon propos en faisant référence aux séries de Monet. Ça a dû taper dans l’oeil du correcteur puisque j’ai décroché un 19,5. Avec un coefficient 6, il n’y avait plus besoin de continuer ! Cette anecdote a renforcé mes liens avec Monet. Dans l’école impressionniste, il y a des grands peintres, dont Renoir ou Pissarro, mais il y a un vrai grand génie qui est Monet. Je suis très sensible à la façon dont il restituait la lumière, mais aussi à sa quête permanente : il a été jusqu’à créer l’abstraction à travers les derniers Nymphéas ! Pas étonnant que Kandinsky ait eu la révélation de l’abstraction en voyant l’une de ses «Meules». J’aime aussi l’idée que les tableaux de Monet ne génèrent pas d’angoisse. Avez-vous remarqué que des reproductions du peintre sont souvent accrochées dans les hôpitaux ou salles d’attente ? Il s’en dégage une espèce de certitude. C’est comme ici, à Giverny. Les visiteurs viennent y rechercher quelque chose qui relève de la paix. Une certaine sérénité…

Vous avez été élu, à l’Académie, au fauteuil de l’historien d’art Daniel Wildenstein, auteur du catalogue raisonné de Monet. Quels sont, selon vous, les ouvrages de référence sur le maître impressionniste ?

L’ouvrage que vous citez est évidemment incontournable et essentiel. Celui de Sylvie Patin sur la collection personnelle de Monet -«Le musée intime de Monet à Giverny», Gourcuff Gradenigo– est un livre que j’ai suscité et dont je suis heureux qu’il existe. Il fait partie du fonds de bibliothèque qui se voudrait complète sur Monet. Tout comme le guide d’Adrien Goetz, «Monet à Giverny» (Gourcuff Gradenigo). Il y a aussi la thèse de deux doctorantes sur la bibliothèque de Monet, dans laquelle elles analysent les liens entre l’artiste et ses contemporains ou des auteurs plus anciens.

Etes-vous, en tant que directeur de la Fondation,  responsable du droit moral sur l’oeuvre de Monet ?

Le droit moral de Monet appartient à l’Académie des beaux-arts. Et j’en suis responsable au titre de la Fondation Monet. On vient de temps en temps me demander mon avis. Mais s’il se passe quelque chose au fin fond de la Nouvelle Zélande, vous savez… Le problème, c’est que le droit moral varie selon les pays. S’il est protégé aux Etats-Unis et encore plus en France, il est, par exemple, inexistant au Japon. Et il est très difficile de s’appuyer sur le droit moral pour permettre d’interdire quelque chose. Mais pas impossible : les héritiers de Francis Poulenc et Georges Bernanos ont réussi à faire interdire une production, à Munich, des «Dialogues des Carmélites» qui en faussait le sens.

A quoi,  justement, vous refuserez-vous toujours au sein de la Fondation Monet ?

J’ai, en effet, la responsabilité artistique de maintenir ce lieu de mémoire et ce jardin mythique au plus haut niveau esthétique. Je n’accède donc pas aux demandes de shooting ou défilés de mode. Les films ? Cela dépend. Quand Woody Allen vient tourner, ça m’intéresse ! Je reçois aussi beaucoup de demandes de tournage par drones. Je m’y refuse. Ce n’est pas un jardin géographique. Vu d’en haut, cela n’a aucun intérêt. Nous n’avons pas non plus de cimaises pour exposer des oeuvres. Beaucoup se demandent aussi pourquoi on n’y donne pas des récitals de musique. Ce n’est pas le lieu pour ça. Et quel rapport entre Monet et la musique ? Il n’était pas fou de musique. D’autres pensent que nous devrions ouvrir les jardins et les éclairer la nuit. Monet s’est acharné à capter cette lumière, ce n’est pas pour y amener des néons ou feux d’artifice !