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Interviews

Pascal Bonafoux

Ecrivain et historien d’art, Pascal Bonafoux figure parmi les plus éminents spécialistes de Claude Monet. Avec générosité et clarté, il nous livre son regard sur l’artiste tout autant que sur l’homme…


Le courant impressionniste est né et a grandi en totale rupture avec les règles classiques en vigueur au XIXe siècle. Mais a-t-on raison de le présenter comme un mouvement révolutionnaire ?

Notre manière d’écrire l’histoire de l’art est souvent caricaturale. C’est tout blanc ou tout noir alors qu’il faudrait user de nuances ! Ainsi, et si l’on lit attentivement les propos de Monet ou Renoir, on y découvre l’extraordinaire influence qu’ont pu avoir, sur l’un comme sur l’autre, les oeuvres du XVIIIe siècle, dont celles de Fragonard. Le propre des grands créateurs, c’est d’être les héritiers d’une tradition et de la renouveler…

Vous avez consacré, en 2010, un ouvrage au «Claude Monet, peintre de l’eau» (Editions du Chêne). Peut-on dire que cette thématique constitue le fil conducteur de son oeuvre ?

Sans l’ombre d’un doute. Et l’apothéose de son oeuvre sera le bassin aux nymphéas qu’il fera creuser à Giverny. La Manche, la Méditerranée, la Seine, ce bassin givernois… L’eau est le thème qui traverse tout son travail ! Ce défi était, pour lui, le plus extraordinaire de tous. Mettre en évidence, à travers l’eau, cette lumière qui le fascinait tant…

Le déménagement à Giverny, où Claude Monet inventera son propre motif, marque-t-il une étape décisive dans le développement de sa peinture ?

Il se passe tellement de choses avec l’installation à Giverny ! Claude Monet trouve à louer une maison pas trop chère et qu’il n’aurait pas pu s’offrir à Paris. Ce déménagement lui permet aussi de «prendre de la distance». La relation qu’il entretient avec Alice, toujours mariée à Ernest Hoschedé, est, en effet, jugée immorale selon les critères de l’époque ! En outre et grâce à Paul Durand-Ruel, Claude Monet va, très vite, obtenir les moyens financiers de changer de vie. Souvenez-vous du culot de ce marchand d’art, qui part à New York avec près de trois cent toiles sous le bras ! Cela va changer la donne. Claude Monet va devenir célèbre aux Etats-Unis et goûter à une aisance financière totalement nouvelle. Il va pouvoir réaliser ce qui, jusqu’alors, relevait du songe inatteignable…

L’air et la lumière normands ont forgé la peinture de Claude Monet. Reste que l’artiste givernois a beaucoup voyagé avec ses pinceaux et son chevalet (Norvège, Londres, Bordighera, Venise…). Qu’allait-il y chercher ?

Il avait besoin de se lancer, à lui-même, de nouveaux défis. Est-ce qu’il serait en mesure de faire face aux glaciations des pays du Nord ? A la lumière éclatante de la Méditerranée ? A chaque fois, Monet a eu cette extraordinaire audace de se remettre en cause face à des sites et lumières différents. Il voulait aller au-delà de ce qu’il maîtrisait…

Les correspondances de Claude Monet soulignent combien il ressentait, parfois, désarroi et colère face à un motif qu’il échouait à capturer. La peinture pouvait-elle, pour l’artiste, s’assimiler à une forme de souffrance ? 

Cette correspondance, que j’aimerai tant voir republiée, est en effet ponctuée des colères, dépits d’un Monet qui enrage car il n’arrive pas à faire ce qu’il veut. D’où le coup de pied dans une toile qu’il va crever. Son orgueil est tel qu’il ne peut pas tolérer ce qui serait pour d’autres de l’ordre de l’acceptable. Il lui faut l’exceptionnel. Il a tant conscience de la valeur de ce qu’il est en train de peindre que son exigence ne peut être qu’implacable. Il avait une si haute idée de ce qu’il devait produire…

Cette exigence implacable dissimulait-elle un autre trait de caractère plus inattendu ?

Claude Monet était un être très généreux et à l’ouverture d’esprit extraordinaire. Le premier acheteur de Cézanne, celui que tout le monde dédaigne et devant qui tout le monde ricane, c’est Monet en 1895 ! Et qui vient à la rescousse de la famille Sisley lorsque celui-ci décède ? C’est Monet. Qui va aider Pissarro lorsqu’il est chassé de sa maison ? Qui va lancer une souscription pour que l’«Olympia» ne quitte pas la France et qu’elle soit offerte à l’Etat ? Dans le genre généreux, on fait difficilement mieux…

L’engouement du public pour l’œuvre de Monet ne s’est jamais démenti. Comment expliquer sa modernité ?

Par le fait qu’il soit indéchiffrable. C’est le propre des génies de susciter sans cesse la nécessité de réinterpréter leurs oeuvres. Devant un Monet, on ne sait pas à quoi on a affaire. L’artiste André Masson a déclaré au sujet des Grandes Décorations de l’Orangerie : «Allez voir ces salles où l’on ne sait si la peinture y finit ou si elle y commence». L’oeuvre demeure non pas énigmatique car cela voudrait dire qu’on en viendrait à bout, mais mystérieuse. Et c’est ce mystère qui est fondamental et continue de fasciner…

La Fondation Monet est un décor d’existence qui permet de mieux comprendre l’homme et l’artiste. Que ressentez-vous lorsque vous y déambulez ?

Il y a deux lieux que j’aime particulièrement dans cette Fondation si magnifiquement entretenue. Tout d’abord, le grand salon avec les reproductions des oeuvres de Monet. On y découvre l’histoire de la peinture du maître impressionniste. Le deuxième lieu est sa chambre et son cabinet de toilette. Là et à l’inverse, c’est le Monet amateur, collectionneur. Celui qui a reconnu, admiré, qui a soutenu les autres avec générosité. Voir à la fois l’histoire qui est la sienne, au rez-de-chaussée, et au-dessus, l’extraordinaire intelligence d’un Monet qui prend à son compte les défis que les autres ont relevé, c’est fascinant !

Qui sont aujourd’hui les héritiers picturaux de Monet ?

Je vous dirai, paradoxe à la clé, que cet homme dont on fête le centenaire est peut-être l’un des plus extraordinaires «héritiers» de Monet car il poursuit la même quête : celle de la lumière. C’est l’exemple le plus somptueux de cette fantastique ligne qui traverse l’histoire de la peinture : le passage de Claude Monet à Pierre Soulages…

La mode est aux expositions immersives (projection d’oeuvres numérisées sur les murs et le sol). Que pensez-vous de ce concept mariant art et technologie ?

Si ces expositions ont le pouvoir de conduire, ensuite, le visiteur dans un musée pour y voir les toiles originales, pourquoi pas et tant mieux ! Mais je crains plutôt que ce concept ne les en éloigne, et que l’on se borne à un spectaculaire qui n’a rien voir avec la réalité de la peinture. Si c’est pour dire : «c’était pas mal», et en rester là, c’est affligeant. Cette immersion là, c’est comme un produit dérivé. Ce n’est pas parce que vous avez une tasse pour le petit déjeuner de Van Gogh que vous connaissez Van Gogh !