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Interviews

Gilbert Vahé

Après quarante-deux ans dédiés à l’écrin impressionniste de Giverny, Gilbert Vahé, chef jardinier historique de la restauration du domaine, tirera sa révérence le 1er mai prochain. L’occasion d’ouvrir, avec lui, l’album souvenirs !


Lors de vos jeunes années, vous avez été responsable, à Versailles, de la production florale au Potager du Roi. C’est là, d’une certaine façon, que l’histoire givernoise a débuté ?

En effet, car c’est là que j’ai rencontré Gérald Van der Kemp ! A cette époque, je ne l’appréciais pas. En 1968, et alors que j’étais à l’école d’horticulture de Versailles, je balançais des pavés sur les CRS !  J’étais rouge et opposé à cette bourgeoisie, cette «noblesse» qu’incarnait, selon moi, Gérald Van der Kemp…

Dans quelles circonstances vous a-t-il recruté pour Giverny ?

J’avais monté, avec deux élèves, une société spécialisée dans l’aménagement de terrasses et la conception de jardins. Quand j’ai décidé de quitter cette SARL, j’ai fait le tour de France avec ma fiancée pour trouver un travail. J’ai même demandé au directeur de l’école d’horticulture s’il disposait d’un poste. Le hasard a voulu que Gérald Van der Kemp, qui cherchait un chef jardinier, le contacte juste après. Le directeur a donc suggéré de nous mettre en relation ! A priori, le job ne m’intéressait pas : le site était paumé en pleine campagne et complètement ignoré ! Je suis donc allé au rendez-vous par politesse…

Et comment s’est passé cet entretien ?

J’ai totalement changé d’avis sur Gérald Van der Kemp ! Il m’a reçu dans ses appartements en robe de chambre ! Moi qui l’imaginais avec un oeillet à la boutonnière… On a discuté plus de trois heures. Je me suis rendu compte qu’il était un super caméléon capable de s’adapter à chacun de ses interlocuteurs.

Avez-vous néanmoins réservé votre réponse ?

J’ai, en effet, demandé à réfléchir. Mais j’étais moins négatif qu’au départ. Au final, c’est ma femme qui a donné le coup de grâce car je voulais accepter un poste à Strasbourg. Elle m’a prévenu : «si tu vas là bas, tu y vas tout seul !» Elle préférait Giverny. J’ai donc accepté car je savais que j’allais beaucoup apprendre. Mais j’étais persuadé de partir au bout de quatre ou cinq ans ! Et j’ai donc continué à chercher un autre job pendant les années de restauration ! Vers 1977, Marcel Lecoufle, un fantastique botaniste avec qui j’avais travaillé lorsque j’étais môme, m’a parlé d’une proposition de travail en Iran. Le shah cherchait quelqu’un pour diriger tous les jardins de ses propriétés. Cela m’intéressait. Mais, là aussi, ma femme a mis son véto ! J’ai donc dit non. Heureusement car début 1979, le shah a été renversé ! C’est ça la destinée…

Dans quel état était la propriété givernoise lorsque vous l’avez foulée pour la première fois ?

Quand je suis arrivé, l’entreprise Frange, basée à Giverny, avait déjà commencé la restauration. Ils avaient déjà défriché le Clos Normand, tracé toutes les allées et commencé à planter. Mais, côté jardin d’eau, les travaux n’avaient pas encore démarré. Les berges étaient effondrées. C’était une friche !

Des témoignages, lettres, photos et autres documents d’époque ont guidé les travaux de restauration. Y a-t-il eu, aussi, une part d’instinct ? 

Bien sûr ! Pour reconstruire le jardin tel qu’il était à la fin de la vie de Monet, Gérald Van der Kemp s’est basé sur des témoignages phares, dont celui d’André Devillers -ancien assistant de Georges Truffaut- qui a rectifié notre travail. J’ai aussi rencontré Mr Legall, le jardinier qui avait travaillé chez Claude Monet dans les années 1912-1913. Je l’avais enregistré sur cassette ! Il nous a notamment appris l’existence d’un paulownia dans le coin du poulailler. Mais, au-delà des témoignages, il fallait comprendre. Prenons l’exemple de l’allée centrale telle que Monet l’avait conçue. Je ne comprenais pas cette différence de style entre les plantations de printemps qui ressemblaient à des taches de couleurs et celles d’été et automne qui prenaient l’allure de lignes monochromes. Alors, j’ai parcouru les archives et correspondances et constaté que, peu après s’être installé à Giverny, Monet avait visité Bordighera et la vallée de Sasso. Et là, j’ai compris !

Quel tandem formiez-vous avec Gérald Van der Kemp ?

Moi, j’avais la scolarité horticole et technique, lui était autodidacte. Homme de l’art, il adorait les fleurs et était jardinier lui-même. Du coup, on parlait de la même chose ! Il y avait un dialogue, on se comprenait. On échangeait beaucoup car, dans nos travaux, il y avait forcément une part de doute. Lorsque Monsieur Hugues Gall a pris la direction de la Fondation en mars 2008, ce fut très positif car il a oeuvré dans la continuité de Gérald Van der Kemp. L’idée de l’ouverture sept jours sur sept et des billets jumelés, c’est lui ! En plus d’une nouvelle gestion, Monsieur Gall a apporté un nouveau souffle, tant sous l’angle artistique que sous celui de la communication.

Racontez-nous la première journée d’ouverture de la Fondation Monet en juin 1980…

Je me souviens de plusieurs jours d’inauguration, avec notamment, la présence d’ Anne-Aymone Giscard d’Estaing. L’équipe d’Yves Mourousi s’était également déplacée pour le journal de TF1. Le jour de l’ouverture au public, nous n’attendions pas autant de monde ! Le site n’était d’ailleurs pas fait pour recevoir tant de visiteurs. Il a donc falllu bétonner et agrandir les allées. Nous nous attendions à accueillir, tout au plus, 7.000 visiteurs la première année. Ils seront, au final, 83.000 !

Votre pire souvenir en tant que chef jardinier ?

L’hiver 1985. C’était atroce. La température frolait les -20° ! Tous les rosiers avaient gelé. Et on ne pouvait pas racheter de marchandises car c’était pareil chez les producteurs ! Et, l’année suivante, ce fut le givre. Tous les arbres étaient cassés et nous sommes restés deux ou trois semaines sans électricité.

Le jardin a été arpenté par des personnalités de renom. Laquelle vous a le plus marqué ?

J’ai eu la chance de rencontrer Aragon qui était venu en repérage pour l’un de ses reportages. Il m’a expliqué qu’à la place du souterrain, il y avait à l’époque une petite porte. Et que c’est par là qu’il entrait chez Claude Monet ! Nous avons, bien sûr, discuté politique. J’étais un soixante-huitard, ça tombait bien ! Je me rappelle aussi d’un grand photographe, Jacques Henri Lartigue, qui était également peintre.

Vous peignez vous aussi ! Allez-vous profiter de votre temps libre pour vous adonner à cette passion ?

Dans mon jeune temps, je peignais. Cela me purgeait l’esprit. C’était nul mais je peignais ! Quand je suis arrivé à Giverny, j’ai dû abandonner. Lorsque j’ai attaqué la retraite, en juin 2011, j’ai voulu m’y remettre. J’ai contacté un peintre, pris trois cours lors desquels j’ai découvert des tas de choses sur l’aquarelle. C’était génial. Mais il est parti en Bretagne ! J’ai, plus tard, fréquenté l’atelier du mardi à Vernon. Et là, Monsieur Gall me demande de revenir à la Fondation –après le départ de James Priest, début 2017– ! J’ai donc laissé tomber ce cours là aussi. Que va-t-il m’arriver d’autre si je me remets à peindre ?!

Un mot sur votre successeur Jean-Marie Avisard ?

C’est un bon choix. Il a l’esprit d’équipe. Il voit, analyse, réfléchit, sait se remettre en questions. Et, avec son adjoint Rémi Lecoutre qui est un excellent botaniste, ils sont complémentaires !

Le jardin version 2018 est-il resté le même que celui de 1980 ?

Le monde végétal a évolué et les modes ont changé. Mais ce n’est pas tant l’authenticité du végétal qui compte. C’est comment il est organisé dans le jardin. L’essentiel ? Recréer l’émotion que Monet a voulu insuffler…