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Interviews

GENEVIEVE AITKEN

En partenariat avec les éditions Claude Monet Giverny, les éditions Gourcuff Gradenigo publieront, en cette fin mai, la nouvelle version de l’ouvrage de référence de Geneviève Aitken et Marianne Delafond, «La Collection d’estampes japonaises de Claude Monet». Magnifique catalogue raisonné, ce livre répertorie les trésors nippons que le maître des nymphéas collectionna jusqu’à ses derniers jours. Interview éclairante de Geneviève Aitken…


Claude Monet affirme, en 1924 à l’écrivain Marc Elder, avoir acquis au Havre sa première estampe japonaise en 1856. Dans son récit «La 628-E8» publié en 1907, Octave Mirbeau livre une toute autre version : Claude Monet aurait déniché ses premières estampes chez un commerçant de Zaandam (Hollande) en 1871. Qui dit vrai selon vous ?

Le premier traité «d’amitié et de commerce» franco-japonais fut signé en 1858. Avant cette date, des estampes circulaient déjà sur le sol européen. Certaines -Yoshitoshi par exemple…- furent également mises en vente à la fin de l’Exposition Universelle de 1867. Claude Monet en acheta-t-il à cette date ? Ce fut le cas de Gustave Moreau, lui aussi grand amateur d’estampes. S’il est, en conséquence, possible que Claude Monet ait acquis une ou deux estampes dans les années 1860, c’est, réellement, en 1871 qu’il débute sa collection…

Claude Monet affectionnait les estampes représentant des paysages, des scènes de vie quotidienne…

Son désir était, en effet, de rassembler des estampes de paysage, dont celles d’Hokusai ou d’Hiroshige qui dessina de nombreuses séries. Claude Monet s’en imprégna en tant que peintre, mais aussi en tant que passionné de jardin et d’horticulture. Impossible de ne pas penser à son futur jardin d’eau ! Il collectionna beaucoup d’Utamaro et acquit aussi quelques Harunobu qui produisit des estampes nishiki-e, c’est à dire des gravures polychromes.

Grâce à quels intermédiaires étoffa-t-il sa collection ?

Tadamasa Hayashi fut le conseiller des grands. Après avoir officié comme interprète à  l’Exposition Universelle de 1878, il s’installa à Paris. Il se chargea du commissariat de nombreuses expositions, tint un rôle d’expert ou de traducteur pour ses amis japonisants et certains musées. Il collabora activement aux livres d’Edmond de Goncourt dédiés à Utamaro et Hokusai. Louis Gonse, lui aussi, fit appel à ses connaissances pour son livre intitulé «L’art japonais». Il y eut aussi le grand marchand Bing. Tous deux furent des propagateurs !

Claude Monet fréquentait également les expositions d’art japonais…

Il visita, en effet, la grande exposition organisée par Bing à l’Ecole des Beaux Arts en avril 1890 et réunissant plus de 700 estampes et livres illustrés. Il y eut aussi celle de 1893 et organisée à la galerie Durand-Ruel. Ces expositions fascinèrent les impressionnistes. Pissarro, autre grand amateur d’estampes, écrivit à ce sujet : «Admirable, l’exposition japonaise. Hiroshige est un impressionniste merveilleux. Moi, Monet et Rodin en sommes enthousiasmés (..) ces artistes japonais me confirment dans notre parti pris visuel… »

Est-ce à dire que ces dessinateurs japonais ont confirmé les impressionnistes dans leurs intuitions picturales ?

On ne parlera pas d’influence. Mais ces estampes leur ont, quelque part, ouvert les yeux. Cela vaut pour les mises en pages, les premiers plans coupés, à mi hauteur. Tous les impressionnistes ont, par exemple, peint le bord de l’eau avec des personnages dans une barque. Mais celle-ci n’est pas visible dans sa complétude. Citons ausi les diagonales audacieuses et l’ignorance délibérée de la perspective.

Peut-on dire que les estampes ont inspiré à Claude Monet ses séries ?

On peut le considérer. Le peintre eut connaissance des «Trente-six vues du mont Fuji» d’Hokusai, qui ont dû être une référence pour les différentes vues du Mont Kolsaas. Ces deux démarches peuvent s’associer si on le souhaite. Reste que les séries ont plutôt permis à Claude Monet d’étudier la variation de la lumière, les couleurs, contrairement à Hokusai qui se déplaçait et usait de différents points de vue. D’une manière plus générale, cette collection, qu’il avait sans cesse sous les yeux, lui a permis une approche plus en sensibilité et en reflexion…

Le peintre impressionniste vivait au milieu de ses estampes, comme en témoigne une photo de 1915 prise dans sa salle à manger…

Tout à fait. Il y en avait aussi dans le salon bleu, le vestibule, dans les escaliers, la chambre de Blanche et d’Alice, les cabinets de toilette. Il n’y en avait pas dans la chambre de Claude Monet mais une grande partie de la maison était pavoisée d’estampes. 

Combien, au regard de votre décompte actuel, la collection recèle-t-elle d’estampes ? 

A l’heure actuelle, on en dénombre 230. Un inventaire, retrouvé à la mort de Michel Monet en 1966, en dénombrait autour de 300. Depuis quelques années ressortent certaines estampes. En 2017 à Hong Kong, Christie’s mettait sur le marché un ensemble ayant transité par Michel Monet et contenant une vingtaine d’estampes japonaises. On a retrouvé, sur deux d’entre elles -un Utamaro et un Esho- un cachet d’Hayashi ! Les estampes vendues à Hong Kong sont reparties dans des collections privées. Nous ne désespérons pas d’en retrouver d’autres ! Certaines sont entre les mains de membres de la famille dont Philippe Piguet -bel arrière petit fils du peintre-. Celui-ci dispose d’un hashira-e, un format japonais consistant à accrocher deux estampes ensemble, l’une au dessus de l’autre. La photo de 1915 témoigne d’ailleurs de cet accrochage. 

Quid de l’état de conservation des estampes retrouvées dans la maison de Claude Monet ?

Elles ont été malheureusement mal conservées car les estampes sont restées accrochées trop longtemps. Lumière, luminosité de la lune, humidité… Elles se sont au fil des ans décolorées. Lors de la restauration, Monsieur Van der Kemp a refait faire les encadrements. A l’ouverture au public, il a choisi de présenter les originaux sur les murs. Plus tard, des facs-similés très bien réalisés ont remplacé ces originaux. Mais il était déjà trop tard : la lumière était passée dessus..

Outre la vente de Hong Kong, pourquoi avoir décidé de réactualiser cet ouvrage ?

D’abord, le livre était ancien. Le premier datait de 1983 ! J’ai eu aussi et entre temps l’occasion de découvrir les dossiers de restauration. Les estampes avaient été décadrées, photographiées et numérisées avec une qualité qui n’avait rien à voir avec les ektachromes de 1980. Et puis, le livre était en rupture de stock ! Il y avait urgence ! Dans ce catalogue sont répertoriées 230 estampes, auxquelles s’ajoutent, hors collection, 22 estampes issues de la vente Christie’s et celle de Monsieur Piguet. Nous avons aussi répertorié la liste des estampes ayant été prêtées à des expositions depuis 1983.

Quelle est la valeur, aujourd’hui, d’une estampe japonaise ?

Différents critères entrent en considération : le nom du dessinateur, l’état de conservation, le nombre de tirage. Un Sharaku avec le cachet Wakai Kenzaburo, ça vaut des fortunes car il y avait très peu de tirages. Tout dépend aussi de la personne à qui l’estampe a appartenu. D’où l’intéret d’avoir des cachets de collectionneur !

Et vous, comment avez-vous «rencontré» les estampes japonaises ?

Je suis tombée un peu dans la marmite ! J’ai travaillé dans une galerie du quai Voltaire qui s’occupait d’estampes japonaises et de Nabis. En visitant Giverny, je me suis dit qu’il serait pertinent de réaliser ce catalogue avec Marianne Delafond. On s’est lancées, un peu naïves, dans cette entreprise. Et, par manque de spécialiste, on devient un peu les spécialistes des estampes japonaises !